DOSSIERalasweb 4è tr 2006 LE TRAIN DE YUNNANUN VOYAGE DANS LE TEMPS
En 1940, le programme ambitieux impulsé par Paul Doumer et poursuivi par ses successeurs était entièrement réalisé. La ligne du Yunnan, construite en neuf ans, donne la dimension des travaux gigantesques et des prouesses techniques qu’il a nécessitées. Bref historique de la construction du Chemin de fer du Yunnan Les longues et difficiles négociations entre la France et la Chine, les études préparatoires menées par de multiples missions françaises pour la mise au point du tracé de la future voie ferrée et la constitution de sociétés et syndicats bancaires demanderaient de longs développements. Retenons que c’est sur la base du « rapport Guillemoto », ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, nommé en août 1898 par Paul Doumer, Directeur Général des Travaux Publics de l’Indochine, que ce dernier s’appuya pour demander à la Chambre des Députés d’adopter son projet. Au lendemain du vote de la loi du 25.XII.1898, il estima qu’il avait la voie libre et décida de se rendre au Yunnan. Ce fut une bien étrange équipée qu’il relata dans ses « souvenirs » :
Avant de partir, il avait informé par courrier, en date du 8 mars 1899, le ministre des Colonies de ce voyage à Yunnanfou dont le but était la demande de terrains pour y édifier une gare de chemin de fer. Inutile de dire que le Vice-Roi le reçut fraîchement. ! A son retour, il créa une « commission chargée de régler avec les autorités chinoises du Yunnan les questions soulevées par la construction du chemin de fer de Lao Kay à Yunnanfou », prévue par la convention du 10.IV.1898 et la loi du 25.XII.1898. Comme le stipulait la convention franco-chinoise, ce chemin de fer fut construit par la Compagnie Française des Chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan. D’une longueur totale de 860 Km, dont 464 Km en territoire chinois : de la gare de Kunming-bei, chef-lieu de la province du Yunnan à la bourgade frontière de He-Kou, son parcours est de 395 Km en territoire vietnamien, en passant par Hanoï pour aboutir au port de Haïphong. L'horloge "Paul Garnier" dand la gare de Pisezhei C’est probablement une des voies de chemin de fer les plus audacieuses du monde. Elle traverse des régions très accidentées, des vallées encaissées au climat malsain, peu peuplées, d’où de grandes difficultés pour le recrutement de la main d’oeuvre dont il fallait assurer l’intendance. On peut mesurer l’importance des obstacles à vaincre en notant que l’altitude de son trajet varie de 1896 m à 35 Km de Kunming, à 88m à Lao Cai et qu’il franchit le col du plateau de Chouai Tang à 2026 m. Durant sa construction, ce chemin de fer reçut les surnoms évocateurs de « second Canal de Suez » et de « ligne ferroviaire acrobatique ». Il a nécessité le percement de 195 tunnels et la réalisation de 3422 ponts et viaducs. Parmi les ouvrages d’art qui ont fait l’admiration des spécialistes, il y a le célèbre pont en « arbalétrier » reliant deux parois montagneuses distantes de 67 m et surplombant le fond de la vallée d’environ 100 m. Il doit son nom à sa forme unique pour l’époque. Il aurait coûté la vie à plus de 800 ouvriers. A certains moments, il y eut jusqu’à 47.000 ouvriers sur les chantiers. Il fallait faire venir 10 tonnes de riz par jour, représentant une ration individuelle médiocre. Toutes aussi médiocres étaient les conditions d’hébergement dans des fermes métalliques conçues en abris légers... C’est ce qui explique tant de décès. Au total, le coût en vies humaines soit par accidents, soit par maladies, soit en raison d’une épidémie inconnue, a été officiellement estimé à 12.000 personnes. Malgré les lourds problèmes humains et financiers, le Chemin de fer français du Yunnan fut inauguré le 28 mars 1910. « Nos locomotives reliaient enfin par 800 kilomètres de voie ferrée Haïphong et le Yunnan, gravissant pour la première fois les hauts plateaux du territoire chinois » remarque le capitaine Aymard dans la relation de son voyage effectué en 1911. Un voyage dans le tempsAller à Chapa (aujourd’hui SA PA) ou à Yunnanfou, bien des Alasiens ont fait jadis ou referont ce trajet. D’autres en rêvent à partir de lectures ou de programmes d’agences de voyages. En attendant, nous avons le grand plaisir de vous inviter à prendre place à bord de la toute nouvelle ligne du chemin de fer du Yunnan en compagnie du Capitaine Aymard, grâce à son récit : « Ayant depuis longtemps le désir de voir ces Chinois dont les moeurs, l’extrême civilisation, l’histoire excitaient ma curiosité, je demandai un congé pour parcourir la nouvelle voie ferrée. Malgré la très grande fatigue que ne pouvait manquer de lui causer ce voyage, entrepris en mauvaise saison (mai et juin),m a femme avait tenu à m’accompagner. Le train part de grand matin de la gare de Hanoï. Il est donc tôt quand nous quittons l’hôtel. Malgré l’heure matinale, les pousse-pousse ne manquent pas et accourent de toutes les directions. D’un signe, nous en arrêtons trois : le moins confortable se charge des bagages, puis nous nous asseyons chacun dans le nôtre qui aussitôt file sans secousses. Un dernier adieu en passant à cette merveille de petit lac, qui, dans son écrin de plantes, d’arbres et d’aréquiers de toutes tailles et de toutes nuances, semble sommeiller doucement en attendant le lever du soleil. Bientôt nos légers véhicules s’arrêtent. Voici la gare. Une première surpise agréable nous y attend. Le prix du trajet aller et retour avec délai d’un mois est ridiculement minime : environ quatre-vingt francs en troisième classe. Le train s’ébranle. Au revoir les civilisés ! Assez lentement d’abord nous nous engageons sur le pont Doumer qui, une fois le fleuve franchi, traverse une immense plaine d’alluvions où les plantations de maïs alternent avec les champs de mûriers plus serrés qu’en une pépinière. Là-bas en un coude du fleuve, un véritable village, avec ses cases de chaume, ses bambins nus et piaillants, ses porcs noirs affairés, flotte sur une série de radeaux de bambous . . .
On s’arrête encore, c’est Yen Vien. En vingt huit minutes nous avons parcouru 10 kilomètres communs aux deux lignes du Yunnan et du Kouang Si. De courts mamelons verts semés de trous noirs, fraîches cicatrices de places récemment incendiées, pour hâter la poussée de l’herbe nouvelle, se profilent dans le lointain. Nous repartons bientôt. Vers la droite, le rail continue à perte de vue, jusqu’à Phu Lang Thuong et Lang Son. Malgré la saison il fait presque froid, la pluie étant tombée toute la nuit. Le train court dans l’immense plaine cloisonnée de digues. Pour le moment, la culture des patates semble dominer et l’on en voit partout. Parfois, l’interminable champ vert sombre s’agrémente d’une tache rose, c’est quelque pagodette dédiée à un génie villageois . . . Mais voici Xuan Kien. Des Annamites chargés de colis descendent, et nous repartons à travers les rizières. Bientôt elles cessent pour faire place à des vastes plantations de taro (sorte d’igname). Mignonnes et vêtues de noir, d’actives jeunes femmes vont et viennent, comme noyées entre les larges feuilles cordiformes. Elles arrachent les mauvaises herbes. A quatre pas de la voie, crotté et formidablement cornu, un énorme buffle s’est figé sur ses membres épais. Le passage du train le trouble de réflexions pénibles qui se devinent à ses yeux inquiets. Va-t-il stupidement charger ? Ce serait drôle... Soudain il s’enfuit lourdement et bruyamment projetant autour de lui de véritables paquets de boue. Encore une gare ! C’est Dong Anh. Péniblement, de vieilles femmes chargées de boîtes et de paniers se hissent dans le compartiment de quatrième classe déjà bondé . . . En criant et en geignant elles se casent et nous repartons, longeant cette fois des cultures de ricins rouges, serrés et maigres... Cependant, une grand’mère, à en juger par sa taille déformée et ses cheveux blancs, cueille gravement les graines hirsutes et noires, qui exprimées donneront une excellente huile à brûler. De nouveau, nous traversons d’immenses rizières : ici le paddy jaune et déjà doré semble à peu près mûr : aussi, juchées sur quatre perches grêles croisées deux à deux, d’informes cabanes de chaume se dressent de place en place. Ce sont les guérites des veilleurs de nuit . . . A une des gares suivantes, nous rencontrons un train qui vient en sens inverse. Sur la locomotive, le mécanicien se carre important et dédaigneux. Il a le haut de la tête enveloppé dans une épaisse serviette éponge. A ses côtés, tel un simple lettré auprès d’un haut mandarin, le chauffeur se tient respectueux et servile. Une de ces casquettes de voyage que les Anglais ont popularisées, le coiffe jusqu’aux oreilles malgré un chignon qui semble bien garni. L’un et l’autre portent des vêtements blancs de forme européenne relativement propres. Comment font-ils donc pour nourrir sans se salir leur vorace machine ? Bah ! Ils viennent de se changer afin de pénétrer dignement dans la Babylone indochinoise. Plus loin de véritables coteaux bossèlent l’horizon. Serait-ce la fin de l’immense plaine monotone ? Nous laissons à droite un joli petit village propret et régulier. Il est gardé par une sorte de redoute flanquée d’un mirador. Et nous traversons une rivière au delà de laquelle s’élève en un vaste plateau cultivé, dont une multitude de digues assurent l’irrigation. Pas un pouce de terrain n’est perdu, c’est du taro, des patates, voire du maïs. Trois ou quatre gares encore et de nouveau la région s’accidente de minces collines. Les buffles sont de plus en plus nombreux. Ils paissent sagement les mauvaises herbes, sans jamais toucher aux plantes voisines. Comme de coutume, ils sont gardés par des enfants, fillettes ou garçons, lesquels les surveillent, étendus de tout leur long et endormis, souvent, sur la large échine des plus grosses bêtes du troupeau. Très rarement ils dégringolent . . . Le pont du 85è kilomètre. Il a 136 mètres de long et 70 mètres de hauteur.
Cette acrobatie Avant d’arriver à Vietry, qui est à 72 kilomètres de Hanoi, distance que nous avons parcourue en une heure et demie, le pays se couvre de vergers, de bananiers, de goyaviers et de litchis. Vietry se trouve au confluent de la Rivière Claire, toujours couverte de sampans, et du Fleuve Rouge dont les eaux limoneuses sont couleur brique, et vis-à-vis du confluent de l’importante Rivière Noire. Le village indigène paraît construit au milieu des marécages.La plupart des cases sont sur pilotis. Après Vietry l’aspect du pays change. Les mamelons, nus pour la plupart, sont plus rapprochés. Quelques lataniers les jalonnent de loin en loin. Les mûriers reparaissent, vivaces et serrés. Les cultures de manioc ont commencé et deviennent de plus en plus nombreuses. Le sol s’élève. Par endroit un manteau rouge brun de latérite ferrugineuse le couvre. .Notre locomotive halète, poussive en montant les pentes ; les essieux gémissent aux courbes, fréquentes et prononcées. De petites gares se succèdent, tandis que la région s’accidente davantage encore. Elle ressemble en ce moment beaucoup à la partie montagneuse de Madagascar : c’est la même argile rouge sur laquelle végètent des graminées pauvres et dures, des fougères semi-ligneuses et de maigres arbrisseaux rabougris...avec en plus, dans les vallées, des bambous, des aréquiers et même bientôt de véritables palmiers. Les villages se font plus rares. Nous allons quitter la région peuplée et bien cultivée. Tandis que la grasse vallée est d’une richesse luxuriante, le plateau opposé est assez pauvre, seuls des lataniers y poussent, mais en tel nombre qu’à l’horizon on croirait voir d’épais bataillons en formation de rassemblement. Maintenant, la voie ferrée finit par cotoyer presque continuellement le fleuve dont elle épouse les trop nombreux méandres. Parfois, aux hautes eaux, les rails sont entièrement submergés. En 1904 ils le furent sur une longueur d’environ 40 kilomètres. En dehors de la vallée et de ses pentes qui sont fort bien cultivées, après la station de Doan Thuong, le pays paraît désert. Il l’était bien davantage autrefois, et tout le monde s’accorde pour reconnaître que depuis la pénétration du chemin de fer la vallée se peuple assez rapidement, si bien qu’à chaque nouvelle saison le débroussaillement et la mise en culture augmentent sensiblement. Tandis que le riz, la canne à sucre, le maïs et les graines oléagineuses prospèrent dans les fonds, le thé, les arbres à laque et à cire, les aréquiers se multiplient déjà sur les coteaux. Nous voici enfin à Yen Bay qui est un chef-lieu de province sur la route du Laos et sur celle de Tuyen Quang . . . La ville, ou plutôt le village, est assez fréquemment inondé par les crues du Fleuve Rouge. Ici encore, les eaux ont à plusieurs reprises envahi, non seulement les bâtiments de la gare, mais aussi la plate-forme de la voie ferrée qu’elles recouvraient d’une nappe ayant environ un mètre d’épaisseur. La section suivante du chemin de fer, celle de Yen Bay – Lao Kay a la réputation très établie d’être particulièrement inconfortable. C’est à tel point qu’on a écrit à son sujet ce qui suit : « Elle sert de repoussoir à la ligne du Yunnan. Rien de plus extravagant que cette voie ferrée du bas pays : on se demande en la suivant, si on est en présence d’une gageure d’absurdité, sur des centaines de points où le moindre déblai ou remblai eût évité un détour, ce chemin de fer bossu épouse les sinuosités du terrain avec toute la passivité d’une courbe de niveau. » (Robert de Caix. Voir le Bulletin du Comité de l’Asie Française, juillet 1909).... Mais le train roule depuis un moment. Plus que jamais les essieux gémissent, la locomotive halète. La ligne pénètre dans la partie la plus resserrée du Fleuve Rouge moyen. Là, toujours sur la rive gauche et malheureusement à un niveau un peu trop bas jusqu’aux abords de Ngoï Hop, elle se développe au travers ou à flanc des coteaux au milieu desquels le fleuve s’est ouvert une voie coupée de seuils rocheux formant des rapides, qui rendent coûteuse, aléatoire et même intermittente la navigation dans ces parages. Peu à peu l’aspect du pays devient extrêmement pittoresque. A gauche, le fleuve tranquille et superbe avec sa vallée grasse et fertile, et tout autour la brousse intense dans laquelle semblent dominer les bambous et surtout les bananiers sauvages. Nous traversons successivement plusieurs ponts métalliques jetés sur des ruisseaux ou même de véritables rivières. Le train tourne et gémit. Nous sommes à Ngoï Hop au milieu d’une clairière. La station ne comprend guère en dehors de la gare et de ses bâtiments annexes que deux blockhaus crénelés et, d’ailleurs abandonnés. Nous repartons, les essieux grincent et crient. « Il y a sur cette section 43 pour 100 de courbes et de contre-courbes sans raccordements paraboliques avec les parties droites de la ligne », m’avoue un ingénieur qui fait le voyage avec nous. La brousse est devenue forêt : la fleur rouge du bananier sauvage en agrémente l’ensemble vert clair d’une multitude de flammes joyeuses. Et puis, c’est plus que jamais la forêt, où pas une place, si petite soit-elle, n’est perdue ; où les lianes partout s’enlacent, escaladant les arbres et leurs branches les plus menues, où toutes les formes, toutes les tailles de feuilles voisinent et s’enchevêtrent avec toutes les inflorescences possibles ; où tous les tons se croisent, s’opposent, se mêlent en un ensemble harmonieux et chatoyant. Il fait atrocement chaud, le train tourne, tourne toujours. De notre compartiment, placé à peu près au milieu du convoi, l’on aperçoit constamment la locomotive ou le wagon de queue et même assez souvent ces deux extrêmités à la fois.. De chaque côté de la voie c’est la forêt, et encore la forêt.. Les lianes envahissantes s’enroulent .même aux poteaux télégraphiques, qui cependant sont entièrement en fer ; déjà elles entourent le paratonnerre qui les surmonte. En cette saison particulièrement humide, on est obligé de les arracher au moins tous les trois ou quatre jours. » Une "voyageuse" (source : "La vie du Rail" - N°2364 Voici une nouvelle station, Lang Key. Figurez-vous dans une clairière de forêt, la petite gare d’un trou de France. Les bâtiments sont exactement semblables et disposés de la même façon. Il en est d’ailleurs toujours ainsi au Tonkin. Rien n’y manque, pas même le petit édicule indispensable. Tandis que nous avançons, le soleil s’est levé, il fait de plus en plus chaud et le train continue à tourner à en avoir la nausée. Comme un ver il suit les sinuosités du terrain, descendant les creux, remontant les bosses. Les roues grincent toujours péniblement et aussi... coûteusement, car le matériel s’use sur cette section dix fois plus vite que dans le delta. Nous traversons un long marais en pleine forêt... A la gare de Bao Ha, où nous sommes vers quatre heures, nous avons la surprise de voir deux Françaises corsetées, chapeautées, très élégantes, venues pour attendre l’arrivée. Nous rions des pauvres femmes qui se sont mises en route. Mais nous réfléchissons qu’elles n’ont sans doute point d’autre distraction et, de bon coeur, nous nous mettons à les plaindre. Lorsque le train repart, nous nous demandons s’il ne va pas être submergé dans l’océan de végétation au milieu duquel il s’enfon e. De tous côtés les lianes surgissent, prêtes à l’enlacement. Elles s’enroulent partout, même aux si vivaces bananiers dont l’atroce fleur rouge et pointue semble se multiplier. Ces innombrables dards sanglants qui jaillissent des épaisseurs du massif confus d’arbres et de plantes de toutes sortes sont obsédants à la longue, mais la forêt devient, si possible, plus fourrée encore... On se lasse à la fin d’une si redoutable vitalité. Comment quelques hommes avec les faibles outils que créa leur industrie réussissent-ils à triompher de cette exubérance prodigieuse de la nature ? Les ronces les blessent en mille endroits, l’ours, la vipère, le tigre, la panthère les déciment : et la terrible fièvre des bois en achève combien d’autres, dont les restes disparaissent presqu’aussitôt, absorbés, transformés, par toutes ces plantes aux racines avides et affamées. Les pentes deviennent fréquentes et les courbes innombrables mais il semble que notre train n’en a cure, et vaillamment il poursuit sa route, toujours plus avant dans la forêt perfide et envahissante. Il souffle bruyamment et même gémit parfois lorsque l’épreuve est trop rude pour ses essieux surmenés, mais il va lentement, sûrement guidé par le génie de l’homme qui a construit la voie, posé les rails, fabriqué la matière. Et ce train est un devancier. Derrière lui d’autres hommes surgissent, coupent arrachent et brûlent les herbes tenaces, les plantes hérissées de piquants et même les arbres plusieurs fois séculaires. Et bientôt sur la place, si durement conquise, croissent et mûrissent le riz et le maïs....... Et maintenant le train peut rouler et tanguer comme une vieille péniche mal équilibrée, les défectuosités du parcours peuvent augmenter, la vitesse diminuer, je me plaindrai sans doute, mais je n’en aurai pas moins au coeur un vif sentiment d’admiration pour tous ceux qui, bravant la fièvre, les privations, la dysenterie, la forêt et ses embûches, établirent ce chemin de fer en une région si tourmentée et si difficile. Combien de ceux-là sont morts et qui connaît leurs noms ?............ Bientôt les gares sont un peu moins fréquentes, les villages étant de plus en plus rares. Vers la gauche, le ruban jaunâtre du Fleuve Rouge apparaît, disparaît pour reparaître encore à quelque nouveau coude de la voie. La vallée est fort bien cultivée, aussi les haricots, le maïs et la canne à sucre y croissent-ils avec une vitalité inouïe. Parfois, en marge de la forêt qui étale triomphalement toute la gamme des verts, un trou noir s’aperçoit : ce sont les Mans qui ont incendié la brousse afin d’étendre leurs cultures... Le train tourne et tourne encore. En quatrième classe, des Annamites ont le mal de mer, ce qui naturellement excite les rires et même les railleries de ceux de leurs compagnons plus résistants ou mieux accoutumés à l’interminable manège. Comme je songe à ce travers assez général de l’humanité qui lui fait se moquer des maux qui ne l’éprouvent point, un Européen qui vient d’entrer dans notre compartiment m’interpelle soudain : « Pardon, mon capitaine, ne me reconnaissez vous pas ? J’ai servi sous vos ordres à Madagascar : le sergent P.... – En effet, dis-je en lui tendant la main, je me souviens de vous, mais je ne m’attendais guère à vous voir ici. Et que faites-vous maintenant ? – Je suis surveillant d’un secteur de la voie ferrée. »........Nous parlons ensuite de sa nouvelle existence qu’il aime, et naturellement du réel malaise qu’éprouvent les voyageurs sur la ligne. « C’est dû, me dit-il, à l’absence de raccordements paraboliques. » Je réprime un sourire, car c’est au moins la dixième fois, depuis ce matin, que toutes sortes de gens me donnent gravement cette raison qui est un effet et non une cause, laquelle est le tracé par trop tourmenté. Mais nous arrivons à la gare de Pho Moï, où mon compagnon prend congé et s’en va. Cette gare considérable par elle-même et par ses annexes et qui n’est qu’à 2 kilomètres à peine de Lao Kay, a son histoire...C’est, dit-on, communément là-bas, un « loup » du service des Travaux Publics. Lorsque le tronçon de voie ferrée était en achèvement, l’emplacement actuel de la gare de Lao Kay était occupé par l’autorité militaire, laquelle, par nature et je l’en félicité, abandonne très difficilement ce qu’elle tient. Ce que voyant, les Travaux Publics construisirent à Pho Moï une grande station pouvant abriter tous les services qu’on trouve à une frontière, notamment les bâtiments de la Douane française et ceux de la Douane chinoise. Les administrations ne feraient aucune difficulté pour quitter Lao Kay où elles étaient campées et venir s’installer dans de beaux locaux tout neufs : il n’en fut rien et la plupart de ces locaux furent et sont encore inutilisés. Je répète l’explication pour ce qu’elle vaut. En approchant de Lao Kay, la vallée diminue et se resserre de plus en plus et les collines qui la limitent se rapprochent sans cesse et paraissent se réunir en avant, pas très loin maintenant. Des forêts sombres, impénétrables, dentellent leurs sommets qui paraissent plus élevés et plus hostiles encore. La brousse elle-même semble plus vivace et plus inextricable que jamais. Une buée floconneuse moite et malsaine s’en élève. Le ciel gris chargé d’épais nuages livides complète ce cadre plutôt inhospitalier. Soudain, parmi les quenouilles mollement agitées des bambous et les frondaisons plus sombres des bois qui bordent le fleuve, surgit un blanc clocher, coiffé de bleu et surmonté d’une croix. « Petit clocher de France, murmure ma femme d’une voix émue....... » Mais le train s’arrête : c’est Lao Kay. Une quantité d’Européens, peut être quarante, sont à la gare attendant l’arrivée. Parmi eux, quelques femmes élégantes du reste, et, ce qui est plus rare, paraissant en bonne santé. Un civil s’approche des voyageurs et déclare être le propriétaire de l’hôtel ; il est aimable, prévenant ; je le prie de me faire connaître le vice-consul d’Hokéou afin que je lui demande le plus tôt possible le passeport qui m’est nécessaire. Précisément, M. Dupont, c’est le nom de ce fonctionnaire, est là. Nous nous dirigeons vers lui et j’ai l’agréable surprise d’être présenté à un homme spirituel et très accueillant .Il est au Tonkin depuis une trentaine d’années, et à Lao Kay depuis dix-sept. S’il ne s’enorgueillit pas de ce record extraordinaire, il est justement fier d’avoir pu réconforter, par l’exemple de sa bonne santé, bien des jeunes femmes et même pas mal de maris appelés par les exigences de leur service à habiter Lao Kay. Il veut bien me donner rendez-vous pour le lendemain.......... Ce fleuve qui a, en cet endroit de 150 à 200 mètres de large divise la ville en deux parties ; ce sont, sur la rive droite, le camp militaire et une église, qu’un clocher à la française surmonte coquettement........Sur la rive opposée, la ville proprement dite qui comprend en allant du sud au nord, le quartier européen, régulier et propre, l’ancienne cité chinoise, et une sorte de faubourg en paillottes qui s’allonge sur l’étroite rive tonkinoise du Nam Ti, et où voisinent pêle-mêle des Chinois, des Annamites et même des Japonais paraissant exercer, les uns et les autres, toutes les industries et tous les commerces.. La cité chinoise et le mur d’enceinte, du moins la partie qui n’a pas été démolie, du côté de la campagne, et que des tours carrées crénelées à deux ou trois étages de feux, flanquent encore, proviennent de l’ancienne citadelle... Cette partie de la ville s’étage en deux terrasses : l’une est située une dizaine de mètres au-dessus du lit du fleuve, qui cependant l’inonde généreusement tous les trois ou quatre ans ; on y remarque surtout la gare et ses annexes et une superbe et vaste pagode qui possède quelques fresques originales et une véritable armée de bouddhas et de génies en bois doré ; l’autre, qu’un long escalier en pierres relie à la première, est beaucoup plus élevée, et semble accrochée aux flancs de la montagne : elle contient les bâtiments et les habitations de la Résidence. En fait d’Européens, Lao Kay est surtout peuplé de nombreux fonctionnaires – jamais au complet cependant, par suite de la mauvaise réputation sanitaire de l’endroit- , des divers services civils et des employés de tous genres de la Compagnie du chemin de fer. La plupart sont des jeunes gens..... Au cours de la matinée je vis diverses personnes et surtout M. Dupont qui fut plus aimable que jamais. Il me procura mon passeport chinois et m’apprit. ce dont je fus réellement contrarié que mon projet de revenir par terre de Mong Tseu à Man Hao, puis en sampan jusqu’à Yen Bay en descendant le Fleuve Rouge ne pouvait être exécuté : les avantages de rapidité et de sécurité du chemin de fer ayant fait peu à peu abandonner cette voie qui, n’étant plus pratiquée, était devenue impraticable. La voie ferrée fera naître sur son passage les cultures, commerces et industries qu’elle crée toujours et très rapidement, en des pays neufs ; ici, ce sera d’ailleurs d’autant plus facile que la vallée du Song Coï est riche en forêts, en houille grasse – le colonel de Beylie en trouva à Yen Bay un filon qui, d’après de récentes recherches, s’étend de Son Tay au Yunnan – et en ressources de toutes sortes, encore inexploitées pour la plupart......... Référence : |